Le train Pullman des Chemins de fer nationaux du Canada traversait les montagnes Rocheuses, en partance de Vancouver, pour faire escale en Alberta. Tous ses passagers étaient de race blanche, certains voyageant en famille. De nombreux servants noirs, des nègres, s’affairaient à offrir les mêmes services qu’ils avaient offerts pendant l’entièreté du voyage. Ils devaient être – toujours – prêts à offrir les meilleurs services qui soient, comme repasser les vêtements, cirer les chaussures, transporter les bagages, préparer et nettoyer les couchettes, préparer le bain, laver les crachoirs, faire les valises, répondre aux besoins des enfants ou faire d’autres tâches personnelles à l’intention des passagers exclusivement blancs. Au début du 20e siècle, les trains parcouraient le Canada, d’un bout à l’autre du pays. Les postes de mécaniciens et de chefs de train étaient tous occupés par des Blancs. Seuls les postes inférieurs de porteurs faisaient exception à cette règle. Afin de rentabiliser leurs services de transport, les compagnies ferroviaires dépendaient du service personnalisé fourni exclusivement par les porteurs noirs.
À l’époque, le train était le plus grand moyen de transport au Canada. Grâce aux wagons de trains, les personnes bien nanties pouvaient voyager en tout confort. L’inventeur George Pullman avait créé la couchette Pullman qui permettait aux porteurs de fournir une norme de service d’excellence. Ces porteurs portaient le nom de « porteurs Pullman ». Le fait qu’ils ne soient pas appelés par leur nom faisait écho à la déshumanisation propre à l’ère de l’esclavage. Leurs rôles et leurs fonctions avaient été conçus en toute connaissance de cause. Afin de leur rappeler leur échelon « invisible » et servile, les passagers appelaient les porteurs « George », soit le prénom de George Pullman.

Dans les années 1920, plus de 20 000 hommes noirs ont travaillé comme porteurs des compagnies ferroviaires Pullman. Sur les trains, les postes de porteurs étaient les seuls postes accessibles aux hommes jugés inadaptés, par le système, à occuper d’autres types d’emplois ou professions. Les postes de porteurs étaient assortis d’une servitude de deuxième classe. Les porteurs toléraient les traitements racistes avilissants et les comportements offensants parce qu’ils avaient besoin d’argent pour nourrir leur famille. Dans les milieux noirs, où le taux de chômage était élevé, ces postes étaient considérés comme de « bons » emplois.
Toujours prêts à travailler, les porteurs devaient entretenir trois milieux de vie : là où leur famille vivait, un petit cubicule dans le train et un autre au bout des chemins de fer, de part et d’autre. Afin de se faciliter la tâche, les Noirs ont aménagé des quartiers aux terminus des trains. Si la dernière escale d’un train se trouvait à Vancouver, les porteurs se trouvaient une auberge à Hogan’s Alley et si la dernière escale était à Montréal, ils allaient à la Petite-Bourgogne tandis qu’à Halifax, ils logeaient à Africville. Au cours des années qui ont suivi, le racisme systémique en matière de logement a frappé ces communautés. En 1951, Africville (communauté prospère de milliers de personnes) a été rasée au grand complet afin de faire place à un quartier industriel à Halifax.
Au tournant du 20e siècle, le Canada cherchait à densifier sa population dans l’Ouest canadien. À cette fin, il a fait de la publicité en maint endroit du sud des États-Unis, en visant les personnes blanches susceptibles d’être intéressées. Des milliers d’Afro-Américains ont répondu à l’appel et ont fait le voyage à destination de la frontière de l’ouest la plus près.

L’exception à cette invitation « générale », c’étaient les 500 porteurs qui sont arrivés au Canada de 1916 à 1919 pour travailler pour le Chemin de fer Canadien Pacifique. Leur pièce d’identité de porteur Pullman, confirmant leur source singulière d’emploi approuvé, leur a permis de se rendre au Canada.
Les subtilités de l’histoire raciale du Canada étaient peu connues des personnes fuyant l’oppression raciale aux États-Unis. L’immigration préférentielle était réservée aux Blancs de l’Europe de l’Ouest et des États-Unis. Les Noirs figuraient en bas de l’échelle.
Les autres personnes n’étant pas de race blanche qui s’attendaient à un bon accueil au Canada étaient arrêtées à la frontière en vertu d’un décret en conseil[1]. Ce décret empêchait les Noirs d’entrer au Canada pour une période d’un an (initialement). Selon ce décret, « la race des nègres était considérée comme inadaptée au climat et aux exigences du Canada ». Les ressources financières et les compétences devaient également être vérifiées avant que l’entrée ne soit considérée.
Après avoir été admis au Canada, les immigrants noirs ont été confrontés à des sections actives du Ku Klux Klan en Alberta ainsi qu’à des obstacles au logement, aux services publics ordinaires et à l’emploi. Les nouveaux arrivants n’étaient de toute évidence pas les bienvenus. L’odeur nauséabonde du racisme se faisait sentir. Les Noirs arrivant de l’Oklahoma et du Tennessee ont été envoyés à Amber Valley, en guise de ségrégation géographique. Ils n’étaient pas les bienvenus dans les quartiers de banlieue ou les quartiers aspirant à la classe moyenne.
Les employeurs ont su exploiter cette main-d’œuvre à la fois accessible et à bon marché. Des hommes au chômage, sans-abri et au dépourvu ont saisi l’occasion de se trouver un emploi. Pour les femmes, les occasions d’emploi étaient encore plus restreintes, se confinant principalement à des emplois de ménage, de lavage et de repassage et à d’autres tâches inférieures.
Les porteurs de l’industrie du transport faisaient 100 $ par mois ou moins. La norme était la suivante : « Si le salaire était de plus de 1 $, c’était un emploi pour les hommes blancs. Les porteurs interviewés pour le film « Le chemin parcouru »[2] ont dénoncé les mauvaises conditions de travail, les emplois de porteur sans possibilités de promotion parce que les postes de chef de train étaient réservés aux Blancs. Les porteurs noirs travaillaient 21 heures par jour. Ils manquaient de sommeil, passaient beaucoup de temps loin de leur famille et dépendaient de la charité (pourboires) des passagers pour faire de l’argent. Il fallait que les services des porteurs soient exceptionnels, veillant à ce que les besoins des passagers soient toujours satisfaits. Un porteur a déclaré qu’il se sentait humilié, comme un homme de troisième classe, comme un homme parfaitement invisible. Les compagnies ferroviaires s’étaient dotées de normes et de règles très strictes, assorties de centaines de motifs de congédiement. Ces normes et règles ont été adoptées à la grandeur de l’industrie ferroviaire canadienne.

Hazel Proctor, fille d’un porteur de wagons-dortoirs, décrit les souffrances ayant découlé du travail de son père pour sa famille de Calgary[3]. Elle a déclaré ce qui suit :
« En tant que porteur de wagons-dortoirs, il montait et démontait les lits, puis il servait les clients des wagons-dortoirs. C’était un travail difficile pour lui… Quand il faisait escale à Calgary, je marchais jusqu’à la gare des trains avec ma mère et je l’aidais à préparer les couchettes, à les démonter, à faire les lits et ainsi de suite. Parfois, c’était pour moi la seule façon de le voir. Je pense qu’il donnait son chèque à ma mère… [parce que] j’étais l’aînée, j’accompagnais ma mère. Ça me rapprochait de mon père et de son travail. Je savais en quoi consistait son travail de démontage de couchettes et ainsi de suite. Je ne sais pas ce que faisaient les autres familles, mais moi et ma mère, nous faisions ça parce qu’il ne pouvait pas sortir de la gare si le trajet de son train n’était pas fini. Il ne pouvait pas venir à la maison… son itinéraire comprenait des escales à Calgary, Winnipeg, Montréal… Mais c’est beaucoup plus tard que j’ai su à quel point c’était difficile pour ma mère… elle avait cinq enfants à ce moment-là et deux autres se sont ajoutés par la suite. Le chemin de fer était très proche… Certains porteurs se sont fait membres de l’AAACP, l’Alberta Association for the Advancement of Colored People. » Cet organisme, affilié à la NAACP, militait contre la discrimination raciale et la ségrégation en matière de logement et de lieux publics.
Plus tard, Bert, le père d’Hazel Proctor, est devenu président de la section locale de la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs.
Le syndicat de l’industrie qui existait déjà, soit la Fraternité canadienne des cheminots, employés des transports et autres ouvriers, n’acceptait pas de membres de race noire. En 1925, les porteurs ont redoublé d’ardeur pour organiser leur syndicat. A. Philip Randolph était un jeune afro-américain socialiste qui s’intéressait énormément à la cause des porteurs. Sur le plan historique, il est connu comme le président de la Marche sur Washington de 1963 (désormais célèbre) lors de laquelle le révérend Martin Luther King a prononcé son célèbre discours « j’ai un rêve ». Philip Randolph s’était servi de son accès aux médias pour mettre en évidence les conditions de travail des porteurs noirs, si bien que les porteurs ont décidé de retenir ses services pour organiser leur syndicat. Il n’était pas à l’emploi des géants du transport, ce qui fait qu’il ne mettait pas son avenir en jeu et qu’il ne pouvait pas être soudoyé ou intimidé.
Aux États-Unis, l’organisation a persisté jusqu’en 1937, lorsque le premier syndicat de travail noir, la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs, a obtenu sa première convention collective et sa charte de travail. Encouragés par cette nouvelle, les porteurs du Canada ont essayé à maintes reprises de former une fraternité affiliée au syndicat américain. Les agents de Pullman et les géants ferroviaires du Canada se sont fait un devoir de leur mettre les bâtons dans les roues à chaque instant. Les porteurs qui s’intéressaient au syndicat étaient si tôt congédiés. Tous les ans, le gouvernement du Canada réapprovisionnait le bassin de porteurs en permettant l’entrée de 100 sujets britanniques des Caraïbes. Grand nombre d’entre eux possédaient des compétences dans divers domaines, mais dans ce milieu non syndiqué, ils ont subi le même sort et les mêmes mauvaises conditions de travail que les autres porteurs, touchant un maigre salaire, ne disposant pas de possibilités d’avancement et sachant fort bien que si leur employeur leur demandait de faire le travail du chef de train, ils devraient le faire gratuitement.
Des efforts d’organisation de syndicat ont continué d’être déployés un peu partout au Canada. En 1946, la Fraternité a organisé un syndicat pour les porteurs du Chemin de fer Canadien Pacifique et de la Compagnie des chemins de fer du Nord de l’Alberta. En même temps, la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs est devenue la première organisation syndicale formée par des Afro-Canadiens au Canada.

Sans tarder, la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs a déployé des efforts pour obtenir de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail pour ses membres. Pour la première fois de leur histoire, les porteurs bénéficiaient d’une sécurité d’emploi, d’heures de travail réduites, d’un meilleur salaire et, en peu de temps, de leur dignité. Le surnom déshumanisant de « George » a été lancé par-dessus bord. Les porteurs avaient désormais des porte-noms en métal sur leur poitrine, avec leur nom officiel. Plus tard, chaque compartiment de train arborait la plaque d’identité de chaque porteur à chacune de ses extrémités. Le nom de George n’était plus permis! Un porteur a raconté son expérience avec un passager détestable, lui déclarant : « Je vais vous servir, mais pour 10 $, je ne vous permettrai pas d’acheter mon intégrité. » Ce syndicat progressiste a également exercé des pressions sur les gouvernements fédéral et provinciaux en vue de l’adoption de lois interdisant la discrimination dans les domaines de l’emploi et du logement. De nombreux membres de ce syndicat ont également intégré la Marche sur Washington en 1963 afin d’ajouter leurs voix à l’appel à l’unité nationale et de mettre fin à la ségrégation raciale. En 1964, les porteurs afro-canadiens ont enfin eu la possibilité d’accéder à d’autres types d’emplois au sein des Chemins de fer nationaux du Canada et du Chemin de fer Canadien Pacifique. Cela leur permettait, par le fait même, de financer les études supérieures auxquelles aspiraient leurs enfants et d’offrir une vie meilleure à leur famille.
Forte de sa conscience sociale, la Fraternité a poursuivi ses campagnes contre la discrimination et les pratiques de travail injustes, ce qui a eu d’importantes incidences sur les lois en vigueur. Ses victoires ont eu pour effet de rehausser les normes socioéconomiques des Afro-Canadiens, de s’attaquer aux disparités entre les sexes sur le marché du travail et de créer une meilleure mobilité vers le haut au sein des communautés noires. Toujours à la défense de ses membres, la Fraternité a également réussi à éliminer certains obstacles traditionnels propres au racisme et à contribuer à l’édification d’un Canada multiculturel.
Donna Coombs-Montrose © 2021
[2] « Le chemin parcouru », Selwyn Jacob, 1998. Selwyn Enterprises/Office national du film.
[3] https://albertalabourhistory.org/interview-transcripts/hazel-proctor/