L’Ouest des Noirs : les hommes libres de l’Oklahoma cherchent refuge en Alberta, partie 2

Lire L’Ouest des Noirs : les hommes libres de l’Oklahoma cherchent refuge en Alberta, partie 1.

Comme nous l’avons fait remarquer à la partie 1, au début du 20e siècle, la propagande relative à l’immigration dans l’Ouest canadien a eu comme conséquence involontaire d’amener une présence noire en Alberta et en Saskatchewan. Même si les belles histoires au sujet des « meilleures terres nouvelles de l’Ouest canadien » visaient les agriculteurs blancs du Mid West, ces annonces résonnaient particulièrement bien chez les hommes libres noirs de l’Oklahoma. Le territoire des hommes libres de l’Oklahoma avait été pris d’assaut par la découverte de pétrole.

Affiche des Chemins de fer nationaux du Canada intitulée « It’s Mine ! Canada – The Right Land for the Right Man.

TRADUCTION LIBRE :
« C’est à moi! Le Canada : la bonne terre pour le bon homme » Canadian National Railways – The Right Way ! » Chemins de fer nationaux du Canada, vers 1920-1935. Collection d’affiches des archives du Glenbow, consultée via Alberta on the Record.

L’histoire de Sarah Rector laisse entrevoir un pan peu connu de l’histoire. Sarah Rector était citoyenne de la Nation Muscogee (Creek), dont le territoire reposait sur un vaste gisement de pétrole, à une centaine de kilomètres à l’ouest de Tulsa. Même si les journaux proclamaient que Sarah Rector était la « première Noire millionnaire », une enquête réalisée par la NAACP a révélé qu’elle était exploitée par un tuteur blanc nommé par le tribunal et que cet homme s’était enrichi grâce à ses dépens. Booker T. Washington et W.E.B DuBois ont fait la lumière sur la situation de Sarah. Bien qu’elle se soit trouvé un havre de paix à Kansas City, d’autres hommes libres n’ont pas eu autant de chance qu’elle.

Sarah Rector, citoyenne de la Nation Muscogee (Creek) à l’âge de 10 ans. American Magazine, janvier-juin 1915.

Les hommes libres sont les descendants d’Africains asservis ayant appartenu à cinq tribus en territoire indien. Même si vous ne connaissez pas du tout l’histoire des hommes libres de souche afro-autochtone, vous avez sûrement déjà remarqué leurs influences culturelles de longue date. L’ouvrage From Slavery to Freedom, considéré comme le livre d’histoire le plus fiable, définitif et complet sur les Afro-Américains, est l’œuvre de John Hope Franklin, homme libre de la tribu des Chickasaw. Les chants spirituels « Sweet Low, Sweet Chariot » et « Steal Away to Jesus » (un des chants préférés de la reine Victoria) sont le fruit du travail d’un homme libre de Choctaw du nom de Wallace Willis[1]. Les hommes libres étaient au cœur de la vie des Séminoles, de la Floride à l’Oklahoma. Il arrivait souvent que les hommes libres parlent deux ou trois langues (une langue tribale ou deux, en plus de l’anglais), chantent des chants autochtones et cuisinent des aliments mixtes d’origine à la fois européenne, africaine et autochtone, comme du pain de maïs et des mets barbecue.

Combien de pionniers noirs de l’Alberta étaient des descendants d’hommes libres? Il est difficile de le savoir avec certitude. Selon R. Bruce Shepard, seulement environ dix pour cent d’entre eux avaient un ancêtre autochtone[2]. D’après les recherches effectuées par Harold Martin Troper, beaucoup plus d’Afro-Américains avaient des liens de parenté avec les tribus, mais ils n’en parlaient pas au Canada. Gwendolyn Brooks, auteure et professeure albertaine, descend de la Nation Muscogee (Creek). Elle se souvient que de riches hommes libres de souche creek avaient financé leur déménagement au Canada grâce à l’argent fait à partir de leurs parcelles en Oklahoma.

Non sans raison, les immigrants noirs ne divulguaient pas leurs liens avec les nations autochtones de l’Oklahoma parce que le gouvernement fédéral de leur nouvelle patrie avait livré une campagne génocidaire contre les Premières Nations. De plus, de nombreux représentants officiels du gouvernement du Canada méprenaient les Noirs pour des « Indiens », les assujettissant ainsi aux mesures répressives de la Loi sur les Indiens.

Frank Oliver, éditeur d’Edmonton qui avait également été ministre de l’Intérieur de 1905 à 1911 avait entendu parler d’une distinction entre les « Noirs des États » et les « hommes libres », ce qui l’avait vivement inquiété. Il avait donc décidé d’envoyer un agent en Oklahoma pour faire enquête sur les cantons noirs après avoir reçu des lettres de l’Ordre impérial des filles de l’Empire à Edmonton exprimant leur mécontentement. L’Ordre impérial était alarmé par l’arrivée rapide et continue de colons noirs, ajoutant que cette immigration aurait pour effet immédiat de décourager les établissements blancs dans les environs de fermes appartenant à des Noirs et de diminuer la valeur des propriétés de ces régions[3].

Puisqu’aucune clause de la Loi sur l’immigration de 1906 n’empêchait l’immigration de personnes en fonction de leur race, de leur nationalité ou de leur origine ethnique, Frank Oliver avait décidé d’attendre le rapport de son agent avant d’agir. L’inspecteur White (c’était vraiment son nom) avait mis l’accent sur le mélange racial entre les Africains et les peuples autochtones qui planifiaient d’immigrer au Canada. Ce rapport vaut la peine d’être lu en détail :

L’Indien a apporté dans la balance raciale mixte la ruse qu’on lui connaît, ce qui a pour effet d’élever l’instinct plus faible et inoffensif du nègre, mais à un niveau plus brutal, ce qui fait de lui une personne encore moins désirable. Il a côtoyé l’Indien jusqu’à adopter plusieurs de ses méthodes fainéantes, auxquelles s’ajoutent sa propre indifférence et insouciance[4]. [4]

L’agent White avait poursuivi son rapport en affirmant que les hommes libres de Creek possédaient… une beaucoup plus grande richesse que la plupart des colonisateurs blancs de l’État. En effet, grâce à leurs parcelles de 160 acres (les détails se trouvent à la partie 1), les hommes libres se débrouillaient bien jusqu’à ce que l’État adopte les lois de Jim Crow ayant eu pour effet de les priver de leurs droits. Les hommes libres dirigeaient leurs propres écoles et journaux (souvent en cherokee, en creek, etc.) et leurs propres banques. Le problème ne reposait pas dans l’« indifférence » et dans l’« insouciance », mais plutôt dans un nouveau régime de nationalisme blanc assujetti au lynchage qui incitait des hommes libres et des Afro-Américains à quitter le pays. Dans ses mémoires publiées en 1997, Gwendolyn Hooks, descendante de migrants noirs ayant été élevée à Keystone, en Alberta, fait remarquer que les agents du gouvernement canadien qualifiaient souvent les colonisateurs d’« Indiens ».

Pour Frank Oliver, le rapport de l’inspecteur White a été la goutte qui a fait déborder le vase. Il a poussé le gouvernement de Wilfrid Laurier à publier le décret C.P. 1911-1324, qui se lisait en partie comme suit : « Pour la période d’un an, à partir de la date ci‑après, il sera interdit de s’installer au Canada à tout immigrant appartenant à la race noire, qui est considérée comme inadaptée au climat et aux exigences du Canada[5] ». Ce décret n’a jamais fait force de loi, mais sa publication était un gage de l’hypocrisie de Frank Oliver qui affirmait dans d’autres contextes que le Canada ne faisait pas de discrimination raciale en matière d’immigration.

L’histoire du racisme à l’égard des Noirs à Edmonton est bien documentée. Il s’agit d’un pan douloureux et durable de l’histoire de la ville, dont on parle depuis peu[6]. R. Bruce Shepard a fait remarquer que dans les années 1910, Edmonton était au centre du racisme contre les Noirs au Canada. Même si l’influence du Klan s’est amenuisée dans le sud des États-Unis après les années 1920, il a continué de prendre de l’ampleur à Edmonton, où son influence s’est fait grandement sentir dans les années 1930. La ségrégation de fait, voire de droit, s’exerçait notamment dans les piscines et les cinémas.

Deborah Dobbins, descendante de pionniers noirs, se souvient que les Edmontoniens noirs étaient relégués aux emplois les plus difficiles et ingrats des usines de conditionnement de la viande et des services de nettoyage. Donc, avec la montée du Klan et le traitement de seconde classe des Noirs à Edmonton, la plupart des Noirs de l’Oklahoma et leurs enfants restaient à la ferme.

J.D. Edwards devant un champ de grains à Amber Valley, en Alberta. Image gracieuseté des archives du Glenbow, archives et collections spéciales, Université de Calgary, NA-704-2.

Même si les pionniers noirs en étaient venus qu’à s’autosuffire dans des lieux comme Amber Valley, Campsie et Keystone, la vie en milieu rural était difficile à l’extrême. Gwendolyn Hooks se souvient d’enfants qui devaient fendre du bois, arracher des légumes racines et défricher la terre avant et après les heures de classe. À cheval, le voyage de 80 kilomètres de Leduc à Keystone durait quatre jours.

Les choses se sont mises à changer lors de la Seconde Guerre mondiale. Puisque de nombreux hommes ont dû partir pour le front en Europe, les Noirs se sont fait offrir des postes sur les chemins de fer. La promesse d’un salaire de 80 $ par mois a attiré bien des hommes qui ont quitté la ferme pour s’installer à Calgary et à Edmonton. Les nouveaux arrivants à Edmonton se sont installés près de l’église baptiste Shiloh, où étaient rattachées des équipes de football et de baseball, entre autres activités culturelles. Le premier emplacement de cette église se trouvait sur la 101e Avenue, entre la 94e Rue et la 95e Rue. La messe est toujours officiée à l’église Shiloh, mais dans un autre endroit.

L’équipe de football d’Edmonton, 1951. Jim Chambers et Rollie Miles se trouvent dans la deuxième rangée (de g. à dr.). Image gracieuseté des archives de la Ville d’Edmonton, EA-160-1609.

Dans les années 1950, d’importants changements démographiques ont entraîné l’urbanisation rapide de la population noire de l’Alberta. À cette époque, des commerces détenus par des Noirs ont fait leur apparition dans les environs de l’église baptiste Shiloh. Pour leur part, Rollie Miles et Johnny Bright, de grandes vedettes noires, jouaient un grand rôle dans l’équipe de football d’Edmonton, qui dominait la Ligue canadienne de football. La présence d’Afro-Américains et de leurs descendants avait inculqué à cette ville du nord des airs de gospel, en plus d’y implanter la nourriture du Sud et une équipe de sport de renom. La nouvelle visibilité de la population noire d’Edmonton était évidente au Harlem Chicken Inn légendaire appartenant à Hatti Melton. La vie remarquable et quelque peu mystérieuse de Hatti Melton mérite son propre chapitre dans l’histoire. Nous en apprendrons plus à son sujet dans le troisième et dernier segment de la série.

Russell Cobb, PhD © 2021

Lire L’Ouest des Noirs : les hommes libres de l’Oklahoma cherchent refuge en Alberta, partie 1.


[1] Judith Michener, « Willis, Uncle Wallace and Aunt Minerva », The Encyclopedia of Oklahoma History and Culture, https://www.okhistory.org/publications/enc/entry.php?entry=WI018.

[2] R. Bruce Shepard, Deemed Unsuitable (Toronto: Umbrella Press, 1997), 104

[3] Eli Yarhi, « Décret C.P. 1911‑1324, la proposition d’interdiction de l’immigration noire au Canada ». Dans L’Encyclopédie canadienne. Historica Canada. Article publié le 30 septembre, 2016; dernières révisions apportées le 26 février 2020. https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/order-in-council-pc-1911-1324-the-proposed-ban-on-black-immigration-to-canada

[4] Cité dans Harold Martin Troper, « The Creek-Negroes of Oklahoma and Canadian Immigration, 1909–11 », The Canadian Historical Review 53, no 3 (1972), 277.

[5] Yarhri.

[6] Voir l’ouvrage de Bashir Mohamed et Chris Chang-Yen Phillips.

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