L’Ouest des Noirs : les hommes libres de l’Oklahoma cherchent refuge en Alberta, partie 1

La publicité annonçant les meilleures terres nouvelles de l’Ouest, un front ouvert à tous les pionniers, fait désormais partie de la mythologie nationale du Canada. À l’instar de nombreux mythes, l’imagerie ne correspond pas toujours à la réalité historique. Nous savons que les politiques canadiennes en matière d’immigration favorisaient explicitement les colons britanniques de race blanche et que le gouvernement cherchait à interdire les gens de race noire. Alors, comment expliquer cette annonce pour le moins inusitée?

Annonce publiée dans le Boley Progress, le 11 février 1911.

Cette annonce a paru dans un journal de Boley, en Oklahoma, le 11 février 1911. Pendant des années, le Boley Progress a publié de glorieuses histoires sur les bonnes fortunes des producteurs de blé et des producteurs laitiers des prairies canadiennes. À cette époque, de telles annonces paraissaient dans les journaux américains, mais celles du Boley Progress étaient différentes parce que les lecteurs de ce journal étaient exclusivement noirs, dans un village que Booker T. Washington avait décrit comme « le village de nègres le plus entreprenant… des États-Unis[1]. »

Les premières annonces faisant la promotion de l’immigration canadienne publiées dans le Boley Progress remontent à 1908. Des annonces de ce genre ont été publiées pendant près de quatre ans. Dans ce temps-là, ses lecteurs auraient été particulièrement réceptifs à l’idée que l’Alberta et la Saskatchewan étaient dotées « de sol adaptable, d’un climat santé et de splendides écoles » [2]

Le Boley Progress n’était pas une aberration. En Oklahoma, il y avait des dizaines de journaux appartenant à des Noirs, journaux destinés aux villages exclusivement noirs. Les villes de Tulsa et d’Oklahoma n’échappaient pas à cette règle. Le Tulsa Star, publié à partir de « Black Wall Street », a fait paraître un article sur les excellents rendements des récoltes en Alberta. Selon une certaine source, quiconque faisait l’acquisition d’une terre en Alberta trouverait qu’il s’agit là d’une province idéale. Comme l’ont fait remarquer certains chercheurs, le « journalisme » de ces articles et les images transmises dans le cadre de la campagne sur les meilleures terres nouvelles de l’Ouest relevaient tous d’un effort concerté visant à faire venir des immigrants blancs et à repousser les Autochtones dans les réserves. [3]

La ville de Boley, en Oklahoma, connaît des temps difficiles, mais à l’époque, c’était une petite ville prospère uniquement occupée par des Noirs. Photo de Russell Cobb.

Dans un revirement ironique, de nombreux Noirs ayant réussi à s’installer dans les prairies étaient non seulement de descendance africaine, mais aussi des citoyens de nations autochtones[4]. En partie, ce qui attirait les Noirs de l’Oklahoma dans l’Ouest canadien, c’était le fait que cette région était principalement peuplée par des Autochtones. Dans sa thèse sur le peuplement d’Amber Valley, Jimmy Robert Melton a déclaré que ce qui attirait les gens dans cette région, c’était le fait qu’il y avait des Indiens et non pas des Blancs[5]. Toujours selon cet auteur, environ le tiers des immigrants noirs était composé soit de citoyens des Nations Creek ou Séminole, soit de personnes apparentées à ces nations[6].

Bref, le gouvernement du Canada a vendu l’idée d’un peuplement aux peuples autochtones d’origine noire et autochtone de l’Oklahoma tout en agissant de sorte à déposséder les peuples autochtones de leurs terres natales. Ce scénario des plus étranges était attribuable aux gestes et aux idéologies d’un seul homme : Frank Oliver. Savait-il ce qu’il faisait?

Frank Oliver, 1880. Image gracieuseté des archives de la Ville d’Edmonton, EA-10-689-45.

Avant d’aborder le sujet de Frank Oliver et de l’arrivée des pionniers noirs à Edmonton, retournons à l’Oklahoma de la fin du 19e siècle. À l’époque, cet État était considéré comme un territoire indien et les « cinq tribus » de l’endroit avaient réussi à conserver leur statut de nations souveraines dans la moitié de l’État située à l’est. Ces nations (Cherokee, Muscogee (Creek), Choctaw, Chickasaw et Séminole) s’étaient vu attribuer le titre de « cinq tribus civilisées » par le gouvernement fédéral des États-Unis. Elles avaient mérité ce titre parce qu’elles pratiquaient l’agriculture, ayant même adopté de nombreuses méthodes des colons blancs. La plus controversée de ces méthodes était celle de l’esclavage-propriété et lorsque les cinq tribus ont été expulsées des terres du Sud-Américain, environ une personne de ces nations sur trois était de descendance africaine.

Contrairement à leurs confrères des États-Unis, les Africains asservis en territoire indien se sont mélangés aux membres des tribus, forgeant ainsi des liens de parenté grâce auxquels certains Noirs s’intégraient aux clans autochtones et occupaient des postes importants au sein des cinq tribus[7]. Certains citoyens riches des tribus ont acheté des Africains asservis auprès de commerçants blancs, tandis que d’autres Africains asservis se sont réfugiés dans les nations autochtones. En particulier, les Séminoles ont souvent servi de refuge aux esclaves de la Floride en cavale. Le nom « Séminole » découlerait peut-être du mot espagnol cimarrón, signifiant « esclave en fuite ».

Après la guerre de Sécession, de nombreux citoyens multiraciaux des cinq tribus ont joué des rôles importants au gouvernement. Certains sont devenus juges ou chefs tandis que d’autres sont devenus agriculteurs. Les Noirs ont également occupé des postes importants en tant qu’interprètes et traducteurs parce qu’il leur arrivait souvent de parler plus d’une langue, dont le creek, le cherokee, l’anglais, le français et l’espagnol. Une photo de la cour suprême de la Nation Creek prise après la guerre de Sécession témoigne du degré de mélange de races dans cette nation, un de ses membres, le juge Silas Jefferson, étant nettement de descendance africaine.

Leaders de la Nation Muscogee (Creek) en 1877. Silas Jefferson se trouve à droite. Image des archives anthropologiques du Smithsonian Institution, négatif no1164-B.

Le gouvernement fédéral des États-Unis voulait punir les cinq tribus parce qu’elles s’étaient alliées à la Confédération durant la guerre de Sécession. En réalité cependant, en territoire indien, une guerre civile se tramait à l’intérieur de la guerre de Sécession, si bien que la question de l’esclavage était autant fortement contestée en territoire indien qu’ailleurs aux États-Unis.

Vers la fin du 19e siècle, le gouvernement fédéral a liquidé l’assise territoriale des tribus. En échange, elle a accordé à chaque citoyen des tribus un quart de section de terre. À l’exception notable des Chickasaw, les cinq tribus ont attribué la citoyenneté à leurs anciens esclaves et à leurs descendants. Il en est résulté une tragédie sur le plan de la souveraineté autochtone en plus d’une situation unique à l’ère du racisme de Jim Crow. Bien que les anciens esclaves des États n’aient jamais reçu leurs « 40 acres et une mule » en guise de réparation découlant de l’esclavage, cela n’a pas été le cas sur le territoire indien, où les anciens esclaves possédaient soudainement 160 acres de terre arable, dont grand nombre d’entre elles recelaient des gisements de pétrole.

Les hommes libres ayant pris possession de terres ont exploité des fermes prospères et parsemé le territoire de petites villes florissantes occupées uniquement par des Noirs. Avant que le territoire reçoive le titre d’État en 1907, 50 petites villes noires ont vu le jour dans la région[8]. C’est exactement à ce moment-là que des noms qui sont devenus célèbres plus tard dans la communauté noire d’Edmonton — notamment Melton, Mayes, Bowen et Lipscombe — ont commencé à faire leur apparition en territoire indien. Pour ces personnes, le territoire indien était la terre promise, mais ce n’est pas sans une opposition rigoureuse qu’elles ont obtenu des terres. Le conflit initial s’est profilé entre les hommes libres et les « États noirs » dans le Sud. Les hommes libres étaient visiblement noirs, mais sur le plan culturel, ils chantaient des hymnes autochtones, cuisinaient de la nourriture autochtone, parlaient des langues autochtones et avaient des noms autochtones (Silas Jefferson était souvent désigné sous le nom Ho-tul-ko-micco, « micco » étant un titre semblable à celui d’« aîné »). Revenons maintenant à Boley. Cette ville entièrement occupée par des Noirs comptait deux collèges, soit un lié aux Nations Séminole et Creek, et l’autre affilié à l’église épiscopale méthodiste africaine.

Toutefois, lorsque l’Oklahoma s’est vu conférer le titre d’État, toutes les personnes de descendance africaine ont été victimisées par un gouvernement tout aussi raciste que ceux du Grand Sud. Le premier geste du Sénat de l’Oklahoma a pris la forme d’une loi dénommant toute personne possédant au moins une goutte de sang africain de « nègre » et assujettissant tous les hommes libres et les « Noirs de l’État » à la même discrimination. Certains Noirs à la peau plus claire ont trouvé la vie plus facile s’ils pouvaient se faire passer pour des « Indiens », bien que cette catégorie était aussi problématique. [9]

Certains des pires actes de violence raciale de l’histoire des États-Unis se sont produits dans l’État de l’Oklahoma, notamment le célèbre massacre racial de Tulsa en 1921. Lynchages, émeutes et spoliations de terres étaient monnaie courante. La découverte de pétrole sur les lotissements d’hommes libres a rendu la situation très précaire. Sarah Rector, citoyenne creek et la « fille noire la plus riche de l’Amérique » a dû être retirée de l’Oklahoma par les hommes de Booker T. Washington face à une menace d’enlèvement.

Buck Colbert Franklin était avocat et homme libre de Choctaw. Il a lutté contre le racisme violent des débuts de l’Oklahoma au tribunal. Il était de la petite ville de Rentiesville entièrement occupée par des Noirs, en Oklahoma. Image des archives virtuelles du Tennessee, accession no 2013-037.

Frank Oliver, promoteur d’Edmonton ayant agi à titre de ministre de l’Intérieur (1905-1911) était scandalisé du fait que son plan consistant à recruter des agriculteurs blancs des prairies du Mid West était adopté par des Noirs, dont certains de descendance autochtone mixte, de l’Oklahoma. Frank Oliver faisait face à un problème que toute personne qui connaît bien les particularités du racisme au Canada comprendra bien : il voulait supprimer la migration noire sans exprimer son racisme en termes explicites. Il ne voulait pas perturber les relations avec les États-Unis, sans compter que le Canada avait une image à protéger, soit celle d’un pays grand ouvert ayant historiquement servi de refuge aux Noirs.

Pour revenir à notre question : Savait-il ce qu’il faisait? Les représentants du gouvernement s’occupant de la campagne sur les meilleures terres nouvelles de l’Ouest ne comprenaient pas la nature unique de l’Oklahoma, car avant de devenir État, l’Oklahoma avait servi de havre à la souveraineté des tribus et à la liberté des Noirs. En devenant État, ces deux choses étaient devenues impossibles, mais Frank Oliver ainsi que la plupart des Canadiens ne savaient pas du tout que la propagande des prairies serait prise au pied de lettre par les personnes opprimées.

Frank Oliver avait donc décidé de retenir les services d’un agent pour faire une enquête de cinq jours sur la situation en Oklahoma. Selon cet agent, les Noirs envoyaient des requêtes au gouvernement du Canada dans l’espoir de recevoir une terre gratuite, conformément à l’offre en vigueur. Ensuite, Frank Oliver a demandé aux représentants de l’immigration de s’enquérir de la race des auteurs des lettres auprès des maîtres de poste de l’Oklahoma. Par la suite, il a retenu les services d’un pasteur noir de Chicago pour qu’il fasse la tournée des petites villes de l’Oklahoma occupées uniquement par des Noirs afin de leur faire comprendre à quel point les conditions de vie étaient difficiles au Canada[10]. Cela dit, malgré tous ces efforts, il n’a pas réussi à faire en sorte que les Noirs de l’Oklahoma ne demandent pas d’être admis au pays. Après avoir traversé la frontière à Emerson, au Manitoba, leur premier arrêt véritable au Canada était à Edmonton.

Le premier grand groupe de pionniers noirs ayant débarqué à Edmonton a pris la forme de neuf wagons de train complets chargés de chevaux et de matériel agricole. Une fois arrivées à Edmonton, 194 personnes, dirigées par Henry Sneed, ont attendu que leurs propriétés familiales rurales soient fin prêtes[11]. La première expédition d’Henry Sneed au Canada s’était avérée fructueuse. Il s’était fait servir dans un saloon assis à côté d’un homme blanc, une situation absolument impensable en Oklahoma. Maintenant qu’il se trouvait avec un grand groupe de migrants noirs, il s’est rendu compte que l’Alberta n’était pas la « province idéale » pour les partisans de la liberté malgré les annonces du Boley Progress.

Les journalistes étaient prêts à saisir le moment de leur arrivée dans la nouvelle capitale. L’Edmonton Bulletin, qui appartenait à Frank Oliver, avait publié une série de caricatures ouvertement racistes sur les réfugiés. [12] Même pour les normes médiatiques courantes chez les Blancs de l’époque, les descriptions et les dessins étaient vilains. Pour sa part, l’Edmonton Journal avait adopté une attitude plus tolérante. Une édition de ce journal du soir avait publié en page frontispice l’histoire d’un gentleman de la Virginie qui avait été consterné par le racisme des Edmontoniens. Cet homme s’était rendu en Alberta pour voir les progrès réalisés par les pionniers noirs.

Article de l’Edmonton Journal, le 13 mai 1911.

Cet homme, un certain M. avait proféré des mots de choix à l’intention des lecteurs du Journal. « Si certains des hommes qui viennent jaser dans les rues d’Edmonton, parlant haut et fort de l’importation des nègres dans le Nord-Ouest restaient chez eux, avait déclaré M. Ury, ils pourraient peut-être être aussi bons que certains desdits nègres qu’ils rabaissent. » [13]

Puis il avait ajouté que le peuplement noir qu’il avait vu à Junkins (plus tard renommé Wildwood) semblait plus prospère, moderne et avancé que ceux de nombreuses petites villes occupées par des Blancs ailleurs dans la province. À mesure que des familles noires commençaient à prospérer dans leur nouveau milieu de vie des prairies, des pressions s’exerçaient dans les villes à l’égard des nouveaux arrivants noirs.

Frank Oliver n’avait jamais eu comme objectif d’annoncer les terres canadiennes aux Afro-Américains, mais ces nouveaux arrivants étaient là pour de bon. Même si le gentleman de la Virginie avait mis l’accent sur leur résilience, Frank Oliver s’est fait un devoir de rendre misérables les Noirs déjà établis ici et de claquer la porte à ceux qui étaient tentés de leur emboîter le pas.

Russell Cobb, PhD © 2021

Lire L’Ouest des Noirs : les hommes libres de l’Oklahoma cherchent refuge en Alberta, partie 2.


[1] Larry O’Dell, « Boley », The Encyclopedia of Oklahoma History and Culture, https://www.okhistory.org/publications/enc/entry.php?entry=BO008.

[2] « Why Rent a Farm. Become Rich », The Weekly Progress, le 2 février 1911.

[3] Voir, par exemple, Daniel Francis, National Dreams: Myth, Memory, and Canadian History (Arsenal Pulp Press, 1997).

[4] Voir Harold Martin Troper, « The Creek-Negroes of Oklahoma and Canadian Immigration, 1909–11 ». The Canadian Historical Review, vol. 53, no 3 (1972): 272-288. muse.jhu.edu/article/570441.

[5] Voir Jimmy Robert Melton, « Amber Valley: A black enclave in northern Alberta, Canada » (1994). Projet de numérisation des mémoires et thèses. https://scholarworks.lib.csusb.edu/etd-project/940, 31.

[6] La question de l’autochtonité chez les pionniers noirs fait l’objet d’un débat houleux et devrait faire l’objet de recherches plus poussées. Pour des raisons évidentes, de nombreux nouveaux arrivants au Canada pourraient avoir choisi de dissimuler leurs affiliations tribales. Cependant, Jimmy Robert Melton atteste de relations cordiales entre les Cris des plaines et les pionniers noirs.

[7] Voir Kevin Mulroy, The Seminole Freedmen: A History. (University of Oklahoma Press, 2007).

[8] Tulsa World, « The 13 historic all-Black towns that remain in Oklahoma », mis à jour le 20 novembre 2020.

[9] À ce sujet, une affaire fascinante, bien que tangentielle, se rapporte à l’histoire de Buffalo Child Long Lance, un homme noir qui s’était fait passer pour un Cherokee en Caroline du Nord pour finir par devenir une vedette locale à Calgary.

[10] Voir R. Bruce Shepard, Deemed Unsuitable, (Umbrella Press, 1997), 87.

[11] R. Bruce Shepard, « Diplomatic Racism Canadian Government And Black Migration From Oklahoma, 1905-1912 » (1983). Great Plains Quarterly. 1738. https://digitalcommons.unl.edu/greatplainsquarterly/1738

[12] Même si les pionniers noirs n’étaient généralement pas décrits comme des « réfugiés », le torrent de lynchages et de massacres les ayant incités à fuir l’Oklahoma répondait à la définition établie par l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés.

[13] « This Virginian Says Junkins Negro Makes Fine Farmer », Edmonton Journal, le 11 mai 1911.

This site is registered on wpml.org as a development site. Switch to a production site key to remove this banner.